Chapitre XII
Yvain foulait un sol spongieux brunâtre. Ses bottes produisaient un bruit de succion à chaque pas. Il approcha d’une rocaille où un filet de liquide clair coulait dans une petite vasque naturelle. Il savait que c’était un liquide nutritif servant à l’alimentation des créatures à morphologie humaine. Il avait très soif et eut un instant la tentation de boire mais il se retint. Il ne savait pas si ce n’était pas un piège que l’entité lui tendait.
Il atteignit la limite de la forêt. Bien grand mot pour désigner un entrelacement de tiges grises qui s’élevaient, se tordaient, s’emmêlaient. Par instant, de minuscules étincelles bleues apparaissaient fugitivement. À l’instant où il allait s’engager sous une voûte végétale une brunette apparut, toujours aussi nue mais accentuant son côté désirable et érotique par une démarche ondulante. Elle releva sa chevelure, ce qui eut pour effet de faire saillir ses seins ronds. Un délicieux sourire s’affichait sur ses lèvres. Elle tendit lentement les bras en une invite sans équivoque.
Son arbalète levée, Yvain hésita un instant. La brunette n’était plus qu’à quelques mètres. Soudain, il devina un imperceptible frémissement, prémices d’un début de transformation. Il appuya sur la détente de son arme. Avec un claquement sec, la flèche partit pour se ficher aussitôt dans la jolie poitrine. La fille s’immobilisa. Pendant encore deux secondes, la mutation se poursuivit couvrant le corps de poils bruns puis elle s’écroula d’un bloc.
— La galanterie est un défaut qui peut s’avérer dangereux, grogna Yvain.
Il s’empressa de puiser une nouvelle flèche dans le carquois et de tendre la corde de l’arbalète. Pour ce faire, il dut fournir un effort plus important qu’il ne l’aurait cru. Il comprenait la force de pénétration du projectile.
Tenant l’arbalète de la main gauche, il tira son épée de l’autre. En effet, pour pouvoir avancer, il lui fallait par endroit sectionner de fins rameaux qui lui barraient le chemin. Il perçut alors une impression lointaine, une pensée très fugitive surtout faite d’une sensation douloureuse. Il esquissa un sourire car il en connaissait la raison.
Il poursuivit sa marche, taillant et coupant des branchages de plus en plus gros. Maintenant, les rameaux s’entrelaçaient au-dessus de sa tête, formant une épaisse voûte. Il trancha encore plusieurs branches, d’un bon diamètre et, parfois, il devait s’y prendre à deux fois.
— Assez ! Qui êtes-vous et que voulez-vous ?
La pensée était très nette, traduisant une grande irritation mais ne pouvant dissimuler une trace d’inquiétude. Yvain parvint rapidement à prendre contact avec l’entité.
— Je viens reprendre la conversation que nous avons eue dernièrement.
Petite impression de surprise dans la réponse.
— Je te croyais mort. J’avais ordonné ton exécution.
— On est toujours déçu par la maladresse des subalternes.
— Comment as-tu pu arriver jusqu’ici ? Les araignées rouges auraient dû te dévorer.
— Soyez sérieux ! Je sais très bien que ces substances sont ce que vous appelez des anticorps. Ils sont spécifiques et ils n’ont pu m’identifier car je m’étais enduit de cette huile de roche qui en a détruit bon nombre en brûlant. Ils ne doivent plus être très performants.
— Cessez ! Je vous l’ordonne sinon mes défenses rapprochées vous détruiront.
— Je ne crois pas qu’il vous reste beaucoup de ces jolies filles. J’ai éliminé la dernière il y a quelques minutes.
— J’en créerai beaucoup d’autres et ma vengeance sera terrible. J’exterminerai tous les humains.
— Je ne pense pas qu’ils vous en laisseront le temps. Je sais que je suis dans votre cerveau et c’est votre endroit le plus sensible.
D’un geste large, il trancha de son épée plusieurs filaments. La pensée revint, ironique mais avec une trace d’inquiétude.
— Si vous avez la moindre idée de ce qu’est un cerveau, vous savez qu’il contient des centaines de millions de neurones. Vous ne pourrez jamais les trancher tous avec votre ridicule petite épée.
— C’est probablement exact mais nous agirons autrement. Dès demain, mes amis verseront de l’huile de roche en grande quantité et ce, tous les jours jusqu’à ce que la totalité de votre liquide organique soit couvert d’une épaisse couche. Je doute que vos anticorps apprécient longtemps cette coexistence.
Yvain réfléchissait à grande vitesse. Il savait qu’il devait arriver à effrayer suffisamment la créature pour l’obliger à négocier.
— Nous disposerons ici de grands braseros toujours emplis d’huile et nous les allumerons. Je pense que cela stimulera un peu vos neurones. Enfin, nos alchimistes prépareront des poisons. S’ils sont toxiques pour nos organismes, ils le seront aussi sur vous.
La pensée disparut pendant plusieurs longues minutes. Quand elle revint, elle trahissait un grand étonnement.
— Je ne comprends pas. Jusqu’à présent, je n’avais rencontré aucune résistance. Les ridicules humains ne songeaient qu’à fuir ou à se laissaient dévorer par mes auxiliaires. C’est votre venue qui a tout déclenché. Donc, vous êtes responsable.
— Disons que je les ai un peu conseillés. Mais, même sans moi, ils en auraient eu l’idée. Quand leur survie est en jeu, mes compatriotes peuvent devenir féroces. Je leur ai fait seulement gagner du temps grâce à ce que votre congénère m’a appris. Il m’a longuement expliqué sa formation et son existence. Comme je vous l’avais dit, il est foncièrement pacifique et ne songe qu’à vivre en paix. Mes compatriotes l’ont admis. Ainsi, chacun vit de son côté sans empiéter sur le domaine de l’autre.
— Un renégat dépourvu d’ambition, grogna l’entité. Pourquoi être venu ici ?
— Quoi que vous en pensiez, nous ne souhaitons pas votre disparition. Nous voulons seulement assurer notre sécurité et conclure un accord de paix. Un traité, même s’il n’est pas entièrement satisfaisant pour chaque partie est préférable à un long conflit.
— Pour vouloir négocier, peut-être n’êtes-vous pas en position de force.
Avant de répondre, Yvain trancha plusieurs rameaux, choisissant les plus gros en plusieurs endroits différents. Il lui sembla percevoir une onde de souffrance.
— Peut-être vos axones ne sont-ils pas aussi nombreux que vous l’affirmez. Je crois qu’un bon gros brasero serait très bien à cet endroit. Il vous chauffera délicieusement la cervelle.
— Très bien ! Que proposeriez-vous ?
Yvain étouffa un soupir de soulagement. Maintenant, il allait devoir improviser car il n’avait pas discuté avec le prince des termes d’un traité.
— Vous ne chercherez plus à vous étendre et garderez la même superficie. Toutefois, en guise de bonne volonté, vous reculerez de trois mille mètres les limites qui se sont prolongées en direction de la ville et ce, dans les trois jours.
— C’est impossible ! Je n’aurais jamais le temps de résorber une telle quantité de liquide.
Yvain réfléchit un instant.
— En échange, vous pourrez occuper une surface équivalente dans la direction opposée. Dès que vous vous serez retiré, nous édifierons une barrière qui symbolisera nos territoires respectifs. Malheur à celui qui la franchira dans un sens ou dans l’autre.
— Est-ce tout ?
— Je n’ai qu’un souhait à formuler. Que la paix règne enfin sur ce territoire.
Le contact fut rompu pendant un long moment. Enfin la créature reprit avec un peu de nostalgie dans la pensée.
— Je crois que cette solution est acceptable. Pour moi, il est pénible de renoncer à tous les projets que j’avais élaborés. Probablement étaient-ils déraisonnables. C’est sans doute mon congénère qui a raison. J’espère acquérir comme lui calme et sérénité. Qui sait si nous n’arriverons pas à communiquer ?
Yvain poussa un soupir de soulagement s’efforçant de faire le vide dans son esprit pour que la créature ne puisse deviner ses pensées.
— Je vais soumettre ces propositions à mon maître mais je pense qu’il les acceptera.
Yvain leva les yeux au ciel priant pour que Kilmo n’ait pas d’autres exigences.
— Pour nous convaincre, je crois que vous devriez commencer votre retrait dès cette nuit.
— Adieu, petite créature. Si tu en as l’occasion, reviens me voir.
Soudain très las, le cerveau parcouru d’élancements douloureux, Yvain se mit en marche. Il parvint au bord de la mare. Les reflets habituellement rosés étaient devenus brunâtres avec par endroit des taches noires, visqueuses.
Il s’engagea dans le liquide en espérant que d’autres anticorps n’avaient pas eu le temps d’être mis en fabrication. Sa progression se poursuivit sans incident. Xil s’était approché jusqu’à l’extrême limite du marais et faisait des grands gestes. Derrière lui, le prince et le capitaine souriaient.
Dès qu’Yvain eut mis le pied sur le sol ferme, Kilmo descendit de son dalka.
— Alors ?
— J’ai pris contact avec l’entité qui dirige les sorcières. Nous avons jeté les bases d’un pacte.
Yvain exposa les termes du traité. Lorsqu’il arriva au recul compensé par l’extension du côté opposé, le prince objecta :
— Il sera en territoire des Godommes.
— Ce sera leur problème, sourit le jeune homme.
Quand Yvain cessa de parler, Kilmo soupira :
— Voilà un résultat qui semble inespéré mais j’ai encore besoin de réfléchir. Vous semblez fatigué, baron, et nous avons tous mérité de nous reposer après de telles émotions.
Ils enfourchèrent leurs dalkas et se mirent en route au petit trot. Arrivé dans la cour du château, le prince dit à Yvain :
— Nous nous verrons demain matin. Un dîner sera servi dans votre chambre. Surtout, reposez-vous car vous avez les traits bien tirés. Moi-même, je ne me sens pas en grande forme.
— J’aurais surtout besoin d’un bain pour me débarrasser de l’odeur de l’huile de roche.
Avec une gêne certaine, il poursuivit :
— Pourriez-vous me procurer une tenue de rechange car je n’ai pas emporté de bagages et mes braies sont bonnes à jeter.
— Sama, votre camériste, vous fournira tout ce que vous désirez, sourit Kilmo.
Arrivé dans sa chambre, Yvain commença à défaire son ceinturon et tendit son épée à Xil.
— Il faudrait la nettoyer car nous ne savons pas si les filaments de la créature ne sont pas corrosifs et j’en ai coupé un bon nombre.
Sama ne tarda pas à apparaître, précédant quatre valets portant un grand baquet d’eau fumante. Ils le déposèrent sur le carrelage et s’éclipsèrent.
— Je vais vous aider à vous déshabiller, dit la brunette d’un ton sans réplique.
Dissimulant un sourire, Xil murmura :
— Je pense que vous n’avez pas besoin de moi pour l’instant. Je souhaite me rafraîchir dans la cour car moi aussi, j’ai beaucoup transpiré.
Sans perdre de temps, Sama défit le pourpoint puis fit asseoir sur un tabouret pour lui enlever ses bottes. La position agenouillée donnait un aperçu intéressant sur une mignonne poitrine. Yvain ne tarda pas à se retrouver nu et suivant les ordres de Sama il s’assit dans le baquet. L’eau était chaude et parfumée.
— Il faut attendre plusieurs minutes pour que l’huile de roche se détache de la peau.
Elle ramassa les bottes et les braies qui dégoulinaient encore d’huile et secoua la tête, l’air navré.
— Je ne pourrai jamais les nettoyer. C’est bon à jeter.
Sama sortit pour revenir quelques instants plus tard, les bras chargés d’affaires.
— Le prince a fait porter ceci pour vous. Je pense qu’elles seront à vos mesures.
Elle entreprit alors de frotter l’épiderme d’Yvain avec un gros linge et parfois avec une solide brosse. Enfin satisfaite, elle le fit lever et l’enroula dans un grand drap.
— Allez vous étendre sur le lit, un petit massage vous remettra en forme.
Les mains douces et fermes coururent sur le dos d’Yvain qui sentait ses muscles se relâcher. Il soupira d’aise puis se retourna brusquement pour enlacer Sama qui protesta en riant :
— Lâchez-moi, je n’ai pas terminé…
— Je me sens maintenant en pleine forme et je crois pouvoir te le prouver.
La lutte se termina dans une grande envolée de jupon et de petits gloussements vite suivis de soupirs et de gémissements qui ne devaient rien à la douleur.
Plus tard, un grattement à la porte fit se lever Sama en sursaut. D’un mouvement machinal, elle ajusta sa robe froissée par leur joute. Xil passa la tête par l’entrebâillement de la porte. Ses yeux brillèrent un instant en regardant les joues rouges de la fille et son maître toujours entortillé dans le drap.
— Le personnel apporte la table et le dîner.
— Qu’il entre, cria Yvain, je me sens une faim de tous les diables.
Diligents et silencieux, les valets dressèrent la table et sortirent en emportant le baquet d’eau.
— Dînez tranquillement, Messire, dit Sama.
Avec un discret sourire, elle ajouta :
— Je reviendrai vous préparer pour la nuit.
Son regard indiquait qu’elle ne serait nullement hostile à l’ouverture d’un second round.
*
* *
Avant de pénétrer dans la salle où l’attendait le prince, Yvain étouffa un bâillement. Sa nuit avait été particulièrement houleuse. Sama avait montré beaucoup d’imagination et, par moment, il avait craint d’être débordé par l’incendie allumé. Il devait reconnaître qu’en une nuit il avait découvert des fantaisies ignorées de lui mais fort agréables.
Comme la fois précédente, le prince était installé en bout de table avec le chancelier Zerak à sa droite et le capitaine Kokas à sa gauche.
— Entrez, Messire d’Escarlat, dit Kilmo qui semblait d’excellente humeur. Ce matin, à l’aube, une patrouille a constaté que le marais avait reculé pendant la nuit de cinq cents mètres environ. Il semble qu’il veut tenir ses engagements.
— C’était mon impression, soupira Yvain, mais je suis heureux de cette confirmation.
— Je ne comprends toujours pas, reprit le prince, comment vous avez réussi à entrer en communication avec cette créature.
— C’est difficile à expliquer, sire. Elle ne prononce pas de paroles mais émet des pensées. Je pense être un des rares humains à pouvoir les percevoir. C’est ce qui s’est produit avec le marais maudit de mon pays.
Le chancelier intervint d’une voix sèche.
— Nous avons remporté une victoire. Pourquoi ne pas profiter de notre avantage et éliminer définitivement notre adversaire ?
— Je ne sais si cela serait possible, grimaça Yvain. Le marais dispose certainement de ressources insoupçonnées. En cas de nouvelle attaque, il mobilisera ses forces et arrivera certainement à neutraliser l’huile de roche. Une paix, même bancale, est préférable à la poursuite d’un conflit que nous ne sommes nullement certains de gagner.
Pensif, le prince hocha la tête.
— Votre avis, capitaine.
— Cette victoire fut inespérée et, je dois le reconnaître, en grande partie l’œuvre du baron. Je me rangerai donc à son avis.
Kilmo resta un instant silencieux avant de murmurer :
— C’est également le mien mais croyez-vous Messire que cette créature tiendra sa promesse ?
— Actuellement, c’est certain. Pour l’avenir, je ne saurais m’engager. Si les traités signés étaient éternels, nous serions encore régis par ceux de nos arrière-grands-parents.
— Que conseillez-vous ?
— Profitez de la trêve qui fera revivre votre cité. Pour l’avenir, soyez prudent. Conservez toujours d’importantes réserves d’huile de roche et demandez à vos alchimistes de préparer des poisons en bonne quantité pour le cas où la créature voudrait reprendre les hostilités.
— Le conseil est sage et nous le suivrons. Il y a trois jours, je n’imaginais pas un tel retournement de situation. Maintenant, c’est à moi de tenir ma promesse. Je mets cent arbalétriers à la disposition du roi Karlus pour la durée de sa campagne et j’assurerai les frais de l’entretien de la troupe. Le capitaine Kokas a accepté d’en prendre le commandement et vous accompagnera.
— Au nom du roi, mon maître, je vous adresse nos remerciements et je serai honoré de voyager avec le capitaine. Quand pourrons-nous partir ?
— Tout est prévu pour demain matin si cela vous agrée.
— C’est parfait, prince.